Astroturfing avec Patrícia Campos Mello
Saison 7 Épisode 3 [download this episode (MP3, 586 MB)]
Dans cet épisode, Elizabeth s'entretient avec la journaliste et chroniqueuse brésilienne Patrícia Campos Mello, qui a été la première à révéler l'utilisation illégale de la messagerie de masse WhatsApp lors des élections présidentielles de 2018 au Brésil. Ensemble, elles examinent comment des groupes à motivation politique orchestrent de faux mouvements populaires, connus sous le nom d'astroturfing, pour manipuler l'opinion publique et influencer la couverture médiatique. Patrícia partage des exemples brésiliens pour souligner l'évolution de ces tactiques, des opérations de messagerie de masse aux stratégies de promotion de contenu hautement coordonnées. Elles se penchent également sur les défis éthiques et réglementaires que l'astroturfing pose à la démocratie.
Ressources complémentaires:
Elizabeth définit l'astroturfing en se basant sur Digital astroturfing in politics : Definition, typology, and countermeasures par Kovic et al. (2023) et Online astroturfing: A problem beyond disinformation par Chan (2024) (en anglais).
Pour plus d'informations sur les élections présidentielles brésiliennes de 2018, consultez : Les Brésiliens appelés aux urnes pour le second tour de l'élection présidentielle.
Patrícia présente les outils et les stratégies utilisés pour les campagnes de communication de masse. Pour une explication plus détaillée, consultez : « Infox » au Brésil : comment les fausses informations ont inondé WhatsApp.
Le rapport original de Patrícia exposant the illegal use of WhatsApp mass messaging practices (en portugais avec un résumé en anglais).
Suivez Patrícia sur Instagram @patacamposmello et X @camposmello.
Episode Transcript: Astroturfing avec Patrícia Campos Mello
Read the transcript below or download a copy in the language of your choice:
Elizabeth: [00:00:05] Bienvenue sur le site Wonks and War Rooms, où la théorie de la communication politique rencontre la stratégie sur le terrain. Je suis votre animatrice, Elizabeth Dubois. Je suis professeure associée et titulaire d'une chaire de recherche universitaire en politique, communication et technologie à l'Université d'Ottawa. Mes pronoms sont "elle" et "elle". Aujourd'hui, nous parlerons de l'astroturfing. Patrícia, pouvez-vous vous présenter, s'il vous plaît ?
Patrícia: [00:00:24] Bien sûr. Je m'appelle Patrícia Campos Mello. Je suis journaliste à Folha de Sao Paulo, le principal journal du Brésil, et je couvre la désinformation et les opérations d'influence plus ou moins depuis 2014. Et oui, je crois que c'est ça.
Elizabeth: [00:00:41] C'est fantastique ! Je suis très heureuse de m’entretenir avec vous aujourd'hui. Votre expérience en matière de désinformation et de campagnes d'influence est inégalée ; vous travaillez dans ce domaine depuis une dizaine d'années. Je suis donc très enthousiaste à l'idée de connaître votre point de vue. Aujourd'hui, nous parlerons spécifiquement de l'idée d’astroturfing, qui s'inscrit, en quelque sorte, dans le cadre plus large des campagnes de désinfo [désinformation] et d'influence. Je commencerai par une définition un peu académique, et nous verrons si cela a du sens pour vous et comment vous comprenez le terme. L'astroturfing est donc une tactique utilisée par des groupes ou des acteurs politiquement motivés pour imiter les mouvements populaires à leur propre avantage. L'idée est donc de faire croire qu'il y a une vague ascendante de soutien du public pour un politicien, une idée ou une politique particulière, alors qu'il s'agit en fait d'un effort de campagne, généralement soigneusement orchestré et assez centralisé, destiné à imiter cette approche populaire [grassroots approach - NDT]. Le nom astroturfing vient donc de l'idée d'astroturf, qui est, comme vous le savez, du faux gazon [fake grass - NDT].
Elizabeth: [00:01:52] Dans un contexte en ligne, l’astroturfing peut être particulièrement trompeur [consultez : Usurpation de l'identité citoyenne dans l'espace public : astroturfing et communication politique]. En effet, il peut se produire à cette échelle, ce qui n'est pas vraiment imaginable dans un contexte hors ligne, et il est possible d'obtenir un certain degré d'anonymat. De plus, il est généralement peu coûteux, ce qui le rend difficile à retracer et à comprendre qui est l'auteur de ces messages, même si nous déterminons qu'il peut s'agir de messages trompeurs. L'astroturfing est donc potentiellement dangereux, car il peut vraiment fausser la perception qu'a le public de ce qui est réellement populaire ou crédible. Et nous savons que ces éléments influencent les décisions de vote des citoyens, par exemple. Nous allons démêler tout cela plus en détail. Mais avant cela, je voulais faire le point. Cette description et cette définition ont-elles un sens pour vous ? Y changeriez-vous quelque chose ? Avez-vous des questions ?
Patrícia: [00:02:48] Tout à fait. Je suis complètement d'accord. Le pouvoir de l'astroturfing pour modeler la conversation, pour donner l'impression que tout le monde parle d'un candidat ou d'une question en particulier, est tout simplement écrasant. On voit cela toujours au Brésil. Cela arrive souvent parce qu'ils ont amélioré la méthode.
Patrícia: [00:03:10] J'ai été en Inde à plusieurs reprises et j'ai couvert ce sujet. Il s'agit donc d'un autre pays où ils sont vraiment experts en la matière [En savoir plus sur l'astroturfing en Inde (en anglais)]. Alors oui, je pense que la définition est parfaite.
Elizabeth: [00:03:20] Génial. Parlons de l’évolution du phénomène. Nous avons donc les premières versions qui sont continuellement améliorées au fur et à mesure que les gens expérimentent et tentent d'échapper à la détection. Quelles sont les premières versions qui vous viennent à l'esprit ?
Patrícia: [00:03:36] Je peux parler de ce que je couvre actuellement et de ce que j'ai couvert en 2018. En 2018, nous avons eu des élections très disputées. Il s'agissait du leader d'extrême droite, Jair Bolsonaro, contre Fernando Haddad, le candidat du Parti des travailleurs [pour plus de détails, consultez l'article Les Brésiliens appelés aux urnes pour le second tour de l'élection présidentielle]. Et ce qui s'est passé, c'est que le Brésil est un pays qui fonctionne avec WhatsApp [pour plus de contexte, consultez : Statistiques sur l'utilisation de WhatsApp au Brésil]. Tout le monde est sur WhatsApp. Les juges de la Cour suprême sont sur WhatsApp. Absolument tout le monde. C'est l'internet, n'est-ce pas ? L'autre jour, j'ai interviewé le PDG de WhatsApp, et il m'a dit que, même si ce n'est pas le plus grand marché pour WhatsApp — je pense que le plus grand est l'Inde et ensuite l'Indonésie —, c'est le marché le plus important en termes d'envoi de messages audio et vidéo et de formation de groupes [consultez : Interview de Patrícia avec le PDG de WhatsApp].
Patrícia: [00:04:19] Donc, en 2018, ce qui se passe, c’est que Bolsonaro a été un pionnier dans l'utilisation des médias sociaux pour la campagne. Et c'est là l'autre chose : parfois, l'astroturfing n'est pas le fait de la campagne elle-même ou du candidat lui-même. Il s'agit toujours d'une opération indépendante. Des personnes associées, des partisans ou des hommes d'affaires [pour plus de détails, consultez le rapport original de Patricia exposant l'utilisation illégale des pratiques de messagerie de masse de WhatsApp (en anglais)]. [...] À l'époque, nous avions donc une chaîne de désinformation qui s'efforçait de promouvoir la candidature de Bolsonaro et de diffuser de fausses informations sur son adversaire. Il s'agissait donc littéralement d'une chaîne de montage, avec des agences de marketing qui vendaient des services.
Patrícia: [00:05:05] À l'époque, c'était très primitif parce qu'il y avait des machines adaptées dans lesquelles on insérait des cartes SIM. Par la suite, les choses se sont un peu améliorées et on n'avait plus besoin de cela, on n'avait qu'un tableau de bord. En gros, on achetait sur le marché parallèle des listes de numéros de téléphone d'électeurs. Ces listes étaient divisées en fonction des profils des personnes que l'on souhaitait atteindre. Ainsi, on pouvait acheter des citadins, des femmes d'âge moyen, des conservateurs, etc. Et je dois dire que c'est ce qu’on prétendait que les données étaient. Ce n'était pas toujours aussi efficace. Mais c'est ce qu’on vendait. Les candidats ou leurs partisans achetaient donc toutes ces listes — ce qui est illégal au Brésil, ils ne pouvaient pas non plus les acheter aux agences de marketing — pour envoyer des millions et des millions de messages à ces personnes et aux groupes WhatsApp publics [pour plus d'informations sur le fonctionnement du scraping de données et de l'envoi de messages en masse, consultez : Comment WhatsApp est utilisé à mauvais escient lors des élections brésiliennes].
Patrícia: [00:06:06] Ce qui s'est passé, c'est que nous avons eu cette désinformation particulière qui s'appelait la Mamadeira de Piroca, c'est-à-dire le « biberon en forme de pénis ». L'histoire était que le candidat du Parti des travailleurs allait introduire dans les écoles publiques le biberon en forme de pénis, parce que cela faisait partie de son plan pour enseigner l'identité de genre et pour inciter les enfants à changer de sexe. Tout cela a donc été inventé. D'une certaine manière, c'est devenu viral, tous les groupes l'ont partagé. La plupart des désinformations sont du type « les élections ont été frauduleuses ». On vous montre une machine à voter qui ne se trouve pas au Brésil en disant qu’elle est au Brésil et qu'elle n'enregistre pas les bons votes, etc. [Pour plus de contexte, consultez : Brésil : « Le vote électronique a permis de mettre fin à la fraude », explique un constitutionnaliste] Mais certaines désinformations étaient liées aux guerres culturelles [pour en savoir plus sur ce concept et sur la façon dont la « guerre culturelle » pourrait briser la démocratie, consultez : La guerre culturelle, une politique aux effets délétères], et au fait qu'ils pouvaient engager des agences de marketing pour envoyer des millions et des millions de messages, et que ces services ont été achetés par les partisans de Bolsonaro. Cela n'a donc jamais été directement lié à la campagne. Quoi qu'il en soit, c'était à l'époque.
Elizabeth: [00:07:12] Oui, c'est un exemple fascinant qui met en évidence l'une des trois dimensions que Kovic et ses collègues [consultez : Désambiguïsation du concept d’astroturfing et typologie de tactiques astroturfs], à savoir : qui est l'acteur principal ? Nous pensons à l'acteur, à la cible et à l'objectif. Ainsi, l'idée de l'acteur principal n'est pas toujours celle à laquelle on s'attendrait. Et comment savoir de qui il s'agit ? Et pourquoi est-il possible d'avoir ces acteurs qui sont à distance ou à plusieurs pas et qui sont capables d'envoyer ces messages politiques qui sont très clairement de nature partisane ?
Patrícia: [00:07:44] Et c'est aussi un moyen de contourner les règles électorales. En effet, en théorie, vous devez déclarer aux autorités électorales la transparence de toutes vos dépenses électorales. L'astroturfing est également un moyen de contourner toutes les réglementations électorales. En effet, ce n'est pas vous qui faites cela. Quelqu'un le fait en votre nom et paie des gens pour qu'ils prétendent vous soutenir ou pour qu'ils diffusent des mensonges sur votre adversaire. À l'époque, il n'était donc pas illégal d'envoyer des messages de masse. C'est ainsi que nous l'appelons : la messagerie de masse WhatsApp. Et puis, deux ans plus tard, c'est devenu illégal [consultez : Introduction à la loi brésilienne sur la protection des données personnelles (LGPD)]. C'est une discussion très complexe. Les gens demandent si cela a fait une différence dans les élections. Je ne sais pas, nous ne le saurons jamais. Si cela a juste cristallisé les gens qui avaient déjà l'intention de voter pour quelqu'un, nous ne le savons pas vraiment. Mais c’est sûr que cela a très bien réussi à modeler le cycle de l'information et à dicter en quelque sorte l'ambiance et les sujets abordés. Il suffit d'y penser : « biberon en forme de pénis », qu'est-ce que c'est que ça ? Et puis tout le monde en parle.
Elizabeth: [00:08:55] Et cela établit vraiment l'ordre du jour. C’est devenu un phénomène culturel à ce stade, parce que tant de gens ont reçu le message qu'on ne peut pas ne pas en parler.
Patrícia: [00:09:06] Exactement.
Elizabeth: [00:09:06] D'accord. C'était donc un exemple pour 2018. Plus récemment, comment cela a-t-il évolué ? À quoi cela ressemble-t-il aujourd'hui ?
Patrícia: [00:09:12] Cette année, il y a eu quelque chose de vraiment fascinant : les élections municipales. Le premier tour des élections municipales a eu lieu dimanche 6 octobre. L'un des candidats [à la mairie de São Paulo] était un influenceur Internet très célèbre [Pablo Marçal]. C'est un coach qui donne des cours de développement personnel et qui a des millions d'adeptes sur TikTok et Instagram. Avant d'être candidat, il a organisé des concours où les gens devaient prendre ses vidéos et en faire des montages, et ceux qui avaient le plus de vues généraient des prix en argent pour les gens. Ainsi, des milliers de personnes se procuraient ses vidéos et ses photos et faisaient les meilleurs montages possibles pour que ceux-ci deviennent viraux et obtiennent un prix en espèces. Et cela s'est poursuivi pendant les élections. Il disposait d'une armée de personnes qui inondaient les médias sociaux de ses vidéos, de ses montages, et il n'y avait pas de législation pour cela. Les autorités électorales ont dû s'adapter à cette situation, en disant qu’il s'agissait de publicité électorale. Cela doit être comptabilisé d'une manière ou d'une autre. On ne peut pas simplement payer des gens pour diffuser des vidéos. Mais il s'agissait d'un autre type d'astroturfing. Si on n'est pas au courant, on n'a qu'à regarder les médias sociaux. Ce type est partout !
Patrícia: [00:10:47] Nous avons eu une quasi-égalité [statistique] entre les trois principaux candidats. C'était donc très, très serré. Ce type qui venait d’un parti insignifiant est arrivé en troisième position, mais il a failli passer au second tour ; et il n'a pas eu le temps de faire de la publicité électorale à la télévision [Note de l’éditrice : lors des élections municipales au Brésil, le temps de télévision est partiellement réparti entre les candidats au prorata de la représentation de leur parti ou de leur coalition à la Chambre des députés]. Il n'y avait que des vidéos. Ses collaborateurs n'ont fait que diffuser des vidéos.
Elizabeth: [00:11:08] Elizabeth : [00:11:08] Oui, c'est un exemple fascinant. Et cela commence également à soulever certains des problèmes que nous rencontrons pour déterminer ce qui est réellement considéré comme de l'astroturfing. Car, dans ce cas, ce sont de vrais humains, de vrais électeurs potentiels qui ont réalisé les vidéos et les ont partagées. Il ne s'agit donc pas de faux créateurs de contenu, mais ils ne soutiennent pas nécessairement les idées. Ils veulent gagner de l'argent.
Patrícia: [00:11:38] Oui, parce qu'il s'agissait de vrais humains. Mais ils n'étaient pas nécessairement ses partisans. Ils étaient là pour l'argent. Ils voulaient le prix en espèces. Cela pouvait être n'importe qui.
Elizabeth: [00:11:49] C'est donc comme si l'argent, la récompense, devenait le problème. D'un côté, on pourrait dire : il s'agit de dépenses publicitaires qui ne sont pas calculées et qui doivent l'être. Et aussi — je ne sais pas si au Brésil il y a des exigences concernant les déclarations de soutien ou d'approbation par les bureaux financiers pour tel ou tel candidat — mais au Canada, ce serait une exigence et elle serait violée dans ce cas.
Elizabeth: [00:12:13] Ou, de manière beaucoup plus néfaste, c'est comme essayer de payer les gens pour qu'ils votent dans votre sens, ce qui est tout à fait illégal dans pratiquement toutes les démocraties.
Patrícia: [00:12:22] Une partie des vidéos promettait aux électeurs ou aux participants des cadeaux, des chapeaux, des t-shirts, des petites choses. Mais c'est illégal ici de promettre un cadeau quelconque en échange.
Patrícia: [00:12:35] Et aussi, en ce qui concerne la publicité sur Internet, elle ne peut être faite et payée que par la candidate elle-même ou le candidat lui-même, et le parti. Le fait que ce soit ses entreprises qui aient payé ces personnes pour diffuser les vidéos, c'est un réseau de nouvelles choses qui se mettent en place. Et puis comme vous avez dit, est-ce que c'est de l'astroturfing ou pas ? Je veux dire, ces personnes sont des personnes réelles. Mais font-ils cela parce qu'ils le soutiennent vraiment ? Non, ils le font parce qu'ils veulent une récompense en espèces. Et si on est un électeur ordinaire, on est sur Internet. On est sur Instagram, TikTok, et c'est comme « Oh mon Dieu, tout le monde aime ce type. Il y a tellement de vidéos ».
Elizabeth: [00:13:14] Oui, on dirait qu'il s'agit d'une campagne populaire. C'est exactement ce que l'astroturfing tente de faire. Vous l'avez dit, si on est dans le public, si on est sur les médias sociaux, on voit « wow, toutes ces vidéos ». Il est clair que la cible de ce type de campagne serait le grand public. L'astroturfing est-il déjà utilisé pour d'autres publics cibles ?
Patrícia: [00:13:37] Vous voulez dire dans la publicité ?
Elizabeth: [00:13:38] Je pense qu'il y a le grand public. J'imagine que l'astroturfing pourrait également être utilisé pour tenter de convaincre des groupes de niche particuliers au sein du public ou des groupes démographiques, peut-être. Ou peut-être s'agit-il d'un astroturfing pour essayer d'influencer ce que les médias vont couvrir. La cible est donc en fait les médias d'information plutôt que le grand public, car on veut utiliser les médias d'information pour atteindre le grand public.
Patrícia: [00:14:03] Je pense que dans d'autres pays, on utilise les publicités Facebook pour cela. Mais à l'époque, il était possible de segmenter davantage les publicités. Aujourd'hui, c'est plus restreint. Ce qu’on faisait aussi à un moment donné, c'est acheter des logiciels qui créent des numéros de téléphone, des utilisateurs à partir d'Instagram et de Facebook. Disons que je veux gratter tous les utilisateurs de groupes spécifiques qui se concentrent sur l’anti-avortement, et ensuite j’ai tous les numéros de téléphone et je peux microcibler ces personnes. J'ai testé le logiciel. Sur Instagram, tous ceux qui postaient un certain hashtag pouvaient cibler ces personnes spécifiques, mais il ne s'agissait pas d'astroturfing, c’est simplement du microciblage.
Elizabeth: [00:14:52] Oui, c'est vrai. Il est probable aussi que les campagnes dont nous entendons le plus parler sont celles qui sont les plus importantes, les plus vastes, qui sont en quelque sorte des instruments émoussés, qui tentent simplement de toucher de nombreuses personnes, car ce sont les campagnes que nous pouvons remarquer.
Patrícia: [00:15:07] Sinon, si on n'est pas visé, on ne le saura pas. Et c'est là tout l'intérêt. Ils ne font donc qu'améliorer [NDT : les stratégies]. Je veux dire que cette idée de concours est en fait très ingénieuse.
Elizabeth: [00:15:17] C'est assez brillant, non ? C'est aussi un moyen de mobiliser un grand nombre de personnes pour faire passer un message.
Patrícia: [00:15:23] Ils avaient des groupes pour les concours qui étaient en discorde. Ils ont donc généré de la discorde, genre « Combien de vues avez-vous obtenues et qui va obtenir (...) ». Toute une organisation. Puis, ils ont continué et ont posté sur TikTok et Instagram. Donc c'est intéressant. [rires]
Elizabeth: [00:15:40] Oui. On peut imaginer une version qui utilise exactement la même stratégie, sans le « Nous vous paierons pour cela ». Il s'agit plutôt de dire : « Hé, vous êtes un partisan », on monte le soutien au candidat et on orchestre le même genre de compétition, on participe à cette discorde et on a l'impression de faire partie d'une communauté. Je pourrais imaginer que cette stratégie soit utilisée et peut-être même louée comme un excellent moyen d'impliquer les gens dans leur système démocratique.
Patrícia: [00:16:11] Oui. Et dans quelle mesure cela est-il légal ou non, s'il n'y a pas d'argent en jeu ? Est-ce une façon raisonnable de motiver vos partisans ? Je n'en sais rien. Je n'ai pas de réponse à cette question.
Elizabeth: [00:16:23] C'est un sujet auquel j'ai beaucoup réfléchi. Dans le droit électoral canadien, au moins, il y a la question de la traçabilité de l'argent. Si de l'argent a été dépensé, il faut le signaler.
Elizabeth: [00:16:35] Peut-être même la divulgation du moment où l'argent est dépensé pour la publicité. Il y a des limites assez claires à cela. Il y a des gens qui trouvent des failles et essaient d'échapper à ces lois, mais c'est au moins quelque chose sur lequel nous avons une prise un peu plus tangible. Il y a des règles qui limitent l'étendue de la coordination, c'est quelque chose qui est déjà ancré dans la loi électorale canadienne. Et dans beaucoup de pays démocratiques, leurs lois électorales. Mais il est tellement plus difficile de décider où s'arrête la campagne normale et où commence la coordination qui n'est pas bonne pour la démocratie. Il s'agit d'une zone grise que personne n'a encore élucidée.
Patrícia: [00:17:15] De même, pour ce qui est des règles pour les plateformes de médias sociaux ou leurs règles internes (...)
Elizabeth: [00:17:24] Les lignes directrices de la communauté ?
Patrícia: [00:17:26] Les directives deviennent de plus en plus strictes et les gens trouvent des moyens. Ici, au Brésil, une loi a été mise en œuvre au début de l'année, qui exige beaucoup plus de transparence de la part des publicités politiques sur Facebook et Google. Facebook s'est déjà conformé à cette loi, avec la bibliothèque de publicités politiques, n'est-ce pas ? Le rapport de transparence de Google au Brésil est très lacunaire. Comparé à celui de l'Union européenne, il y a très peu de choses à divulguer. Ils ont donc décidé de ne plus vendre d'annonces politiques au Brésil, car cela ne vaut pas la peine de se conformer à toutes les exigences en matière de transparence. [Consultez : Validation de la publicité électorale au Brésil] Mais en même temps, il y a des gens qui utilisent la discorde pour organiser des campagnes publicitaires non traditionnelles, mais c'est quand même (...) Où est la transparence ? Il n'y en a pas.
Elizabeth: [00:18:17] Personnellement, je suis très intéressée par la façon dont les influenceurs des médias sociaux sont intégrés dans les campagnes, parce que je pense qu'il y a des similarités. Beaucoup d'entre eux ont leur propre discorde qu'ils utilisent également de cette manière. Mais il y a ces réseaux d'influenceurs qui commencent tous à partager des idées et des messages politiques particuliers, et peut-être qu'ils ont été payés par la plateforme. Peut-être pas. Nous ne comprenons pas vraiment ce qui se passe. C'est un territoire un peu obscur, mais ils ont un lien très puissant avec des publics divers. C'est donc un moyen de contourner le fait que la publicité politique n'est pas officiellement, formellement autorisée sur quelque plateforme que ce soit.
Patrícia: [00:18:57] Oui, c'est vrai. Comment prouver qu'un influenceur soutient légitimement un candidat ou qu'il est payé ? Si on est payé, doit-on le faire savoir à ses partisans ? Ce n'est pas « j'aime vraiment ce candidat ».
Elizabeth: [00:19:14] Oui, exactement. Doivent-ils le divulguer à ceux qui les suivent ? Doivent-ils le faire en fonction de la plateforme sur laquelle ils diffusent le message ? Avons-nous le droit de savoir s'ils le font dans les espaces plus privés qui ont été créés, comme les discordes sur invitation seulement ou les niveaux spéciaux de Patreon ou autres ? Oui, il y a tout un monde dans cet écosystème des médias sociaux auquel je pense que nous ne prêtons pas attention parce qu'il s'agit d'espaces légèrement privés. WhatsApp en est un très bon exemple, que nous avons au moins pu commencer à comprendre un peu mieux. Mais il y a un tas d'autres endroits où tout cela se passe.
Patrícia: [00:19:55] Nous disposons maintenant d'outils pour suivre ou surveiller les groupes publics de WhatsApp [Consultez : Organisations spécialisées dans la vérification des informations IFCN sur WhatsApp] Certains groupes ne font que partager des liens et demander aux gens de les rejoindre [Note de l’éditrice : les groupes WhatsApp peuvent être créés de manière à ce que toute personne ayant un lien puisse les rejoindre. Au Brésil, ces liens sont souvent partagés avec d'autres groupes, médias sociaux ou annuaires]. Certains d'entre eux sont des groupes politiques et comme ils sont ouverts, nous pouvons les rejoindre et voir ce qui s'y passe. Mais ce à quoi je pensais, c'est à l'idée d'être partout en même temps, ce qui s'est produit avec la désinformation diffusée par WhatsApp. Et maintenant, avec les montages vidéo, c'est comme s'ils avaient réussi à être partout.
Patrícia: [00:20:30] Et c'est une perception erronée, car ils n'ont pas de partisans partout qui déclarent leur passion pour le candidat. C'est pourquoi je pense qu'il s'agit d'un astroturf.
Elizabeth: [00:20:41] Oui, c'est vrai. Absolument. D'accord. À ce stade, nous avons donc parlé des différents acteurs impliqués et des différents types de cibles. Parlons un peu de cette troisième dimension : l'objectif. Quel est, selon vous, l'objectif typique de ce type d'efforts d'astroturfing ?
Patrícia: [00:20:56] Je pense que c'est pour manipuler les perceptions. Les électeurs. Les médias. Le cycle de l'information. C'est un succès.
Elizabeth: [00:21:07] Oui, cela attire beaucoup d'attention. Les gens doivent en parler, une fois que le phénomène a pris suffisamment d'ampleur parce qu'il fait légitimement partie d'une campagne électorale ou même en dehors d'une élection, nous savons que ce genre de choses se produit. Je trouve intéressant de réfléchir à d'autres recherches sur les stratégies de désinformation. Il existe des tactiques de désinformation dont l'objectif semble être de vous faire perdre confiance dans votre environnement d'information, de vous empêcher de savoir ce qui se passe [Consultez : L'astroturfing, une manipulation de l'opinion au potentiel funeste]. Il s'agit de créer une sorte de chaos. Et puis il y a d'autres stratégies, et j'oserais dire la plupart du temps lorsque l'astroturfing est utilisé, qui visent davantage à créer du soutien ou de l'opposition pour une chose. Mais peut-être que je me trompe. Peut-être que l'astroturfing crée aussi ce sentiment de « je ne sais même pas » dans l'environnement.
Patrícia: [00:21:58] Je suis d'accord avec vous. Parfois, il ne s'agit même pas d'être pour ou contre un candidat en particulier. Il s'agit simplement d'inonder les médias sociaux de choses aléatoires. Ou des choses qui troublent les gens, qui ne savent plus à quoi croire. [...] Ici, deux jours avant l'élection, le même type — l'influenceur appelé Pablo Marçal, soit dit en passant — a publié sur ses médias sociaux, et cela a bien sûr été diffusé par les adeptes qui y participent, un faux rapport médical disant que l'un de ses opposants consommait de la cocaïne [En savoir plus sur le partage du faux rapport médical : ]. Il s'agit d'une fabrication. Et il l'a diffusé pendant, je ne sais pas, deux heures ? Puis la plateforme [...] l'a retiré. Mais à ce moment-là, c'est partout.
suis d'accord avec vous. Parfois, il ne s'agit même pas d'être pour ou contre un candidat spécifique. Il s'agit simplement d'inonder les médias sociaux avec des choses aléatoires. Ou des choses qui troublent les gens, qui ne savent plus en quoi croire. [Ici, deux jours avant l'élection, le même type - l'influenceur dont le nom est, soit dit en passant - a publié sur ses médias sociaux, et - bien sûr - a été diffusé par les adeptes qui y participent, une fausse déclaration médicale disant que l'un de ses opposants consommait de la cocaïne [En savoir plus sur le partage du faux rapport médical (en anglais)]. Il a été fabriqué. Le rapport a été là pendant, je ne sais pas, deux heures, et puis la plateforme [...] l'a éliminé. Mais, à ce moment-là, le rapport était déjà partout.
Elizabeth: [00:22:48] Oui, effectivement. Et c'est le genre de chose qui choque. Cela va faire parler les gens et ils vont se dire « Oh, c'est vrai ». Et à la veille des élections, il n'y a pas beaucoup de temps pour vérifier les faits, faire passer le bon message et clarifier les choses.
Patrícia: [00:23:03] Les médias ont vérifié les faits. [...] Le médecin était mort. La signature était fausse. La clinique était un endroit louche. Mais encore une fois, je ne sais pas si tous ceux qui ont reçu la première [désinformation], qu'il [Pablo Marçal] a une énorme chaîne, une armée de diffuseurs en ligne, ont reçu la vraie nouvelle [la correction], le même nombre de personnes.
Elizabeth: [00:23:28] Absolument. Et nous savons, d'après les études universitaires sur la vérification des faits, que la vérification des faits va rarement aussi loin que le contenu initial trompeur ou la désinfo [Consultez : Pourquoi croit-on les fausses nouvelles ?]. Cela pose donc un véritable problème, en particulier lorsqu'il s'agit d'un événement aussi limité dans le temps qu'une élection.
Patrícia: [00:23:51] Juste une chose qui pourrait être une note optimiste. Dans ce cas, même s'il a fait cette fausse déclaration médicale, il était tellement évident que c'était faux, et il y avait tellement de preuves que c'était faux, que les politologues pensent en fait que cela a pu se retourner contre lui [Consultez : Élections municipales au Brésil : début du scrutin, suspense à Sao Paulo]. Les autres candidats ont réussi à rendre virales les accusations selon lesquelles il avait falsifié une déclaration médicale. Il a donc perdu à cause de cela. Alors, peut-être que nous pourrons contrer cela avec la vérité d'une manière ou d'une autre. Je n'en sais rien.
Elizabeth: [00:24:28] C'est pourquoi il est important de vérifier les faits, même si toutes les vérifications ne vont pas aussi loin que l'on pourrait l'espérer. Parfois, ils le font, et cela peut faire la différence. Il y a donc une vérification des faits. Vous avez mentionné que le Brésil a mis à jour certaines de ses lois au cours des dernières années. Pensez-vous qu'il existe des moyens de réglementer ou de prévenir efficacement ces phénomènes ? Les lois mises à jour sont-elles suffisantes ?
Patrícia: [00:24:57] Ils auront toujours une longueur d'avance sur la législation, mais il faut une législation. Dans ce cas, personne n'y avait pensé. Mais on crée ainsi un précédent judiciaire. La législation est toujours en retard sur la technologie. Au moins une mesure dissuasive pour qu'ils ne soient pas aussi ouverts à la pratique. Je ne sais pas.
Elizabeth: [00:25:24] Lorsque nous réfléchissons à l'évolution des tactiques de communication politique au fil du temps, nous constatons qu'il y a toujours un mouvement de va-et-vient. Les campagnes essaient toujours de prendre l'avantage. Leurs partisans essaient toujours de prendre l'avantage sur les autres. Nous nous demandons toujours : « Jusqu'où pouvons-nous repousser les limites ? » « D'accord, maintenant il faut reculer. » Donc, si la loi, la couverture journalistique ou la culture médiatique et numérique des gens ne progressent pas en même temps, cela pourrait aller beaucoup plus loin. Le fait d'avoir au moins un peu de va-et-vient avec ces contre-mesures permet de mieux contrôler la situation, je suppose, même si ce n'est pas à 100 %.
Patrícia: [00:26:02] L'une des choses qui a changé ici, c'est peut-être de rendre les plateformes technologiques un peu plus rapides à agir. Parce que nous venons de subir une tentative de coup d'État en 2023. Et tout comme l'attentat perpétré dans la capitale américaine en 2021, il a été principalement organisé par des personnes sur les médias sociaux, incitées par des dirigeants politiques qui utilisent eux aussi les médias sociaux. La même chose s'est produite au Brésil [En savoir plus sur l'attentat du Capitole brésilien]. Il existe même une décision du Conseil de surveillance de Facebook à ce sujet, qui montre que les politiques de modération ont échoué, dans le cas du Brésil. Il y a eu des choses qui faisaient clairement l'apologie de la violence ou qui incitaient à la violence, et rien n'a été fait. Cette fois-ci, le gouvernement met en œuvre certaines réglementations qui rendent les plateformes un peu plus responsables. Ce n'est pas encore un changement dans notre section 230 [Note de l’éditrice : Patrícia parle de l'article 230 de la loi américaine de 1996 sur la décence des communications (Communications Decency Act)]. Mais [il y a] des changements qui, je pense, dans d'autres circonstances, auraient peut-être permis à Facebook, Meta, de ne pas supprimer aussi rapidement la fausse déclaration médicale. Mais aujourd'hui, je pense que [la nouvelle législation] permet d'agir plus rapidement lorsqu'il y a une telle campagne en cours.
Elizabeth: [00:27:15] Nous savons que la rapidité est très importante pour détecter ce type de problèmes et les résoudre dans la mesure du possible. Nous pourrions parler de bien d'autres choses encore, mais le temps presse. J'aimerais terminer par le petit quiz avec lequel je termine chaque épisode : pouvez-vous me donner la réponse courte à la question « Comment définissez-vous l'astroturfing ? »
Patrícia: [00:27:42] Mm. Je pense que l'astroturfing est la coordination artificielle de mouvements dans les médias sociaux pour obtenir un soutien de la base. [Note de l'éditrice : l'astroturfing n'est pas l'apanage des médias sociaux ou numériques, mais comme l'explique Elizabeth au début de ce balado, ce phénomène pose de nouveaux défis en termes d'échelle et d'anonymat.]
Elizabeth: [00:27:57] Oui, je pense que c'est tout à fait exact. Il s'agit de la fabrication d'un soutien populaire, de l'utilisation des médias sociaux pour essayer de faire croire qu'il y a un soutien populaire, alors que ce n'est pas le cas. Merveilleux. Merci beaucoup. J'apprécie vraiment que vous ayez pris le temps. C'était une conversation formidable.
Patrícia: [00:28:15] Je vous remercie de m'avoir accueillie.
Elizabeth: [00:28:17] D'accord. C'était notre épisode sur l'astroturfing. J'espère que vous l’avez apprécié. Comme toujours, vous trouverez des liens vers les sujets abordés et des ressources complémentaires dans les notes de l'émission ou dans les transcriptions annotées disponibles en anglais et en français sur le site polcommtech.ca. Je tiens également à souligner que mon enregistrement provient du territoire traditionnel et non cédé du peuple algonquin, et je tiens à rendre hommage au peuple algonquin, en reconnaissant sa relation de longue date avec ce territoire non cédé.
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